God Bless Rock’n’Roll : je t’aime… moi non plus !

Au cours d’une énième pérégrination dans les fins fonds des bouquinistes parisiens, je découvre ce livre « Le Rock parlons-en ! ».  Retraçant l’engagement d’un fan de Rock profane « basculant » vers le Rock sacré, ce fut pour moi l’occasion de faire un certain parallèle entre Rock et religion.

La star, étoile inatteignable se situant entre l’humain et le divin, le divertissement et la croyance… Edgar Morin revient sur cette dualité en décrivant la star comme « un processus de divinisation que subit l’acteur de cinéma et qui fait de lui l’idole des foules. » (1)

Ceci n’est pas sans poser problème à certains Chrétiens : « Je suis emballé par la musique Rock, mais j’aime par-dessus tout le Seigneur. Je ne permettrai donc pas à ma passion pour le Rock ou à mon admiration pour une vedette du Rock de prendre dans mon cœur une place qui ne doit pas être la leur. » (2)

La quatrième de couverture du livre d’Alain Kreis nous invite à discuter « sans passion et sans préjugés de la relation entre Rock, violence, occultisme et manipulation« . La simple association de ces différents termes devrait pourtant mettre la puce à l’oreille : dès les premières lignes, et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, l’auteur nous offre une vision du Rock, et plus généralement une vision du monde, très marquée du sceau religieux.

Entre « God Bless Rock’n’Roll » et « Sympathy For The Devil », il n’y a parfois qu’un pas !

Une logique de désenchantement, liée (entre autre) aux progrès techniques et à l’apologie de la raison, marque notre société. Jean Fleury : « La culture a été bouleversée par la modernité dans la mesure où l’individu a pris le pas sur le collectif et où le profane (l’utile, la technique) a pris l’avantage sur le sacré (l’univers non instrumentalisé des relations). » (3)

Dieu, et les stars, « guident nos manières, gestes, poses, attitudes, soupirs d’extase, (…), regrets sincères, (…) » (1), bref incarnent des marqueurs identitaires. Ronald David Laing : « Toute identité requiert l’existence d’un autre (…), de quelqu’un d’autre dans une relation grâce à laquelle s’actualise l’identité du soi. » (4) Edgar Morin : « La star est non seulement informatrice mais formatrice, non seulement incitatrice mais initiatrice. » (1)

Identité et culture sont deux faces d’une même réalité : l’appartenance symbolique et émotionnelle au monde. Mais l’identité est un versant subjectif de la culture, ce n’est pas une réalité en soi mais un rapport au monde (une réalité « pour » soi). Alain Kreis : « En Jésus, et en tous ceux qui m’ont suivi fidèlement, les jeunes peuvent trouver ces nouveaux modèles identificatoires dont ils ont profondément besoin durant leur adolescence. Ils peuvent alors se détourner de vedettes de pacotille pour rencontrer l’Ami au plein sens du terme, qui ne leur fera jamais défaut durant toute leur vie, s’ils lui font une pleine confiance. » (2)

Alain Kreis : « L’examen attentif d’une pochette de disque en dit déjà beaucoup. On peut y reconnaître assez aisément la présence de signes occultes, de symboles sataniques, d’allusions à la drogue ou à l’immoralité. » (2)

Reprenons Edgar Morin qui, à propos des fans de cinéma, écrit : « Leur culte se nourrit d’abord de publications spécialisées. (…) En communication régulière, officielle et interne avec le royaume des stars, ils déversent sur les fidèles tous les éléments vivifiants de la foi : photos, interviews, potins, vies romancées, etc. » « (Ces éléments) sont les institutions fondamentales du culte des stars » (1). Tel un Dieu qu’un fidèle ne peut rencontrer physiquement, le fan rencontre son idole à travers l’appropriation d’objets : le disque de Rock devient synonyme d’opposition, de distinction.

Alain Kreis : « Pour ma part, j’ai été touché par le phénomène Rock pendant mon adolescence, au milieu des années 60. (…) Je me souviens encore de trois disques 45 tours que je me suis acheté avec mon argent de poche. C’était les premiers disques Rock que je possédais, et je les écoutais plus de 20 fois par jour, pas toujours au grand plaisir de mes parents : il y avait un monde entre cette musique et les chansons de Georges Brassens que mon père affectionnait. » (2)

Jean Baudrillard (5) explique que l’objet n’est jamais consommé « en » soi, mais qu’il est manipulé comme signe de différenciation sociale (l’objet « pour » soi). Les objets culturels incarnent des symboles, médiateurs d’une force invisible et extérieure à l’individu, qu’il a besoin de se représenter grâce à sa matérialisation dans un emblème. Le consommateur attribue à l’objet (et se réattribue en tant que sujet) les effets qu’il sent sur lui (pour s’y soumettre ou pour les repousser). Theodor Adorno : « Ce que l’auditeur de phonographe veut vraiment écouter, c’est lui-même. » (6)

Affiche pour la Journée Mondiale de la Jeunesse, 2008 à Sydney, Australie : « Il n’y a pas que l’opéra à Sydney, il y a surtout les 23èmes J.M.J. » Edgar Morin : « Les festivals sont de grandes fêtes. Dieu ou la star descend assister en personne à son triomphe. La ferveur peut alors se muer en frénésie, l’adoration en délire. » (1)

Pour Emile Durkheim, c’est lors des fêtes et des grandes cérémonies publiques que les croyances du groupe deviennent plus intenses et prennent leur véritable dimension. « Une fois les individus assemblés, il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation. Chaque sentiment exprimé vient retentir, sans résistance, dans toutes les consciences largement ouvertes aux imprécisions extérieures : chacune d’elles fait écho aux autres et réciproquement. » (7)

Ayant repéré l’importance des chants, de la musique et du rythme dans les situations d’effervescence collective, Emile Durkheim attribue à la musique un caractère rituel, orientant les sentiments individuels vers des conduites socialisées reliant le quotidien vers un horizon de sens. « On conçoit sans peine que parvenu à cet état d’exaltation, l’homme ne se reconnaisse plus. Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir extérieur qui le fait penser et agir autrement qu’en temps normal, il a naturellement l’impression de n’être plus lui-même. Il lui semble être devenu un être nouveau : les décorations dont il s’affuble, les sortes de masques dont il se recouvre le visage figurent matériellement cette transformation. » (8)

« Le fan, (…) voudrait être aimé, mais en toute humilité. C’est cette inégalité qui caractérise l’amour religieux, adoration non réciproque, mais éventuellement récompensée. » (1) L’enjeu de domination est permanent entre la foule et l’être aimé, même s’il est traduit dans un langage et une conduite d’adhésion passionnée à des valeurs transcendantes (qui dépassent l’individu). Regardons la petitesse de la place occupée par l’homme face aux grands édifices religieux : cela ne relève pas que du spatial… mais aussi du symbolisme. Antoine Hennion : « Le Rock fait monter le spectateur sur scène, faisant de chaque individu un double de la vedette commune exposée sur la scène du sacrifice. » (9)

Jean Monod : « Les idoles sont déifiées à la manière des exploitants dans les monarchies primitives, non pas à cause de leurs mérites, mais parce ce sont des exploitants et parce que ceux qui font leur fortune (ici leur public) consentent à cette stratification symboliquement justifiée. » (10) La mort accomplit l’artiste dans sa nature surhumaine ; elle le divinise en lui ouvrant les portes de l’immortalité. Elvis Presley et Jésus-Christ sont nés, ont eu leur apogée avant de décéder puis… de ressusciter ! Le registre lexical employé lors de la récente disparition de Johnny Hallyday est intéressant à analyser :

Un culte peut alors s’organiser, rétablissant le contact, entre le mort (immortel) et les mortels. Une photographie du fan à côté de la tombe peut être réalisée, cette « rencontre » ne pourra décevoir (contrairement à une rencontre «  réelle« , où la non disponibilité de la star peut mal être vécue) : le mythe se trouvera ainsi renforcé, le « roi pourra ressusciter » ! (11)

A chaque musique, son rite. Claude Rivière parle ainsi de rites sacrés (qui font références à des origines ou à un domaine dominant l’Homme) et de rites profanes (qui valorisent l’être ensemble dans un perpétuel présent). Enfin, selon lui, les rites profanes ont toujours existé mais étaient dissimulés sous la prédominance sociale de la religion. C’est à cause du reflux de cette dernière qu’ils sont remis sur le devant de la scène.

Fabien Hein : « Le clergé voit effectivement d’un très mauvais œil que certains artistes Rock puissent supplanter le Christ en terme de popularité. De toute manière, l’Art a toujours été suspect pour l’éthique religieuse car il véhicule des émotions qui risquent de porter atteinte aux relations qu’un croyant peut entretenir avec Dieu. En réaction, le dénigrement systématique devient une stratégie offensive du clergé. » (12)


Houhou houhou

Ainsi un discours agressif à l’égard du Rock peut être adopté. Alain Kreis : « Des disques contiennent des messages secrets ou cachés qui sont placés volontairement ou non dans les chants. Certains d’entre eux présentent un contenu anodin, d’autres peuvent se révéler beaucoup plus nocifs. Encore une fois, dans ce domaine comme dans bien d’autres, on ne peut pas tout mettre dans le même sac, car il y a diverses intentions.
– Premièrement, des messages secrets (cachés) mis volontairement, dans les deux sens, et qui doivent être  découverts par l’auditeur (…).
– Deuxièmement, des messages mis volontairement à l’endroit ou à l’envers dans le but d’exercer une influence subliminale (…).
– Troisièmement, on trouve aussi des messages qui sont en fait des phrases à double sens et dont, si incroyable que cela puisse paraître, les compositeurs prétendent souvent ignorer l’existence. (…) Les messages proviennent sans doute de l’inspiration des compositeurs. Si l’artiste croit en Satan ou s’il pratique l’occultisme, s’il prend des drogues hallucinogènes, il peut subir une influence démoniaque qui se transmet au travers de lui alors qu’il compose ses chants. Alors, certains messages peuvent se trouver là sans que l’artiste le sache. » (2) « Cette musique (le Rock) véhicule sans aucun doute des incitations à la révolte ou à l’usage de drogues. Elle peut prôner la liberté sexuelle, la violence, la pratique de l’occultisme. Voilà ce qu’écoutent nos jeunes, voilà dans quoi ils baignent durant des heures, les écouteurs de leur walkman sur les oreilles. […] Les Chrétiens doivent dénoncer les ruses de l’ennemi, mais avec sagesse et discernement. Ne le voyons pas là où il n’est pas, ne refusons pas à le voir là où il est réellement. » (2)

Alain Kreis : « Nous voyons dans tout cela la main du ‘Séducteur’ qui essaie de manipuler les êtres humains en les éloignant du créateur. » (2) « Ce qui offense Dieu, c’est l’utilisation de la musique pour une fausse adoration dédiée à des idoles de même que n’importe quelle autre forme d’idolâtrie. Enfin, Dieu n’accepte pas que la musique en tant que telle devienne une idole par la place propriétaire qu’elle prendrait dans notre cœur et dans notre vie. » (2) Satan mènerait donc le bal… Mais Jésus Superstar arrive ! Le Rock chrétien peut en effet « devenir un puissant moyen de louange ou d’évangélisation. » (2) Notons au passage l’incohérence de l’association  « Rock  » / « chrétien« , la connotation sexuelle du terme « Rock’n’Roll  » étant là…

Pour plus d’informations concernant la relation tumultueuse entre Rock et religion, la lecture de l’ouvrage de Fabien Hein « Rock & Religion – Dieu(x) et la musique du diable » est vivement conseillée !

1. MORIN E., Les stars, Points, Paris, 1972.
2. KREIS A., Le Rock, parlons-en !, Ligue pour la lecture de la Bible, Valence, 1985.
3. FLEURY J., La culture, Bréal, Rosny, 2002.
4. LAING R-D., Soi et les autres, Gallimard, (trad.), Paris, 1971.
5. BAUDRILLARD J., La société de consommation : ses mythes, ses structures, Denoël, coll. « Folio/Essais », Paris, 1970.
6. FRITH S., Performing rites, on the value of popular music, University Press, Oxford, 1996.
7. Durkheim et le totémisme des sociétés australiennes repris par Claude Lévi Strauss, Le totémisme aujourd’hui, P.U.F., Paris, 1962.
8. DURKHEIM E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, P.U.F., Paris, 1912.
9. HENNION A., La passion musicale : une sociologie de la médiation, Métailié, Paris, 2007.
10. MONOD J., Les Barjots, Julliard, Paris, 1968.
11. SEGRE G., Elvis est vivant ! , Résurrection(s) du roi, Les Cahiers du Rock, Boulogne Billancourt, 2007.
12. HEIN F., Rock & Religion – Dieu(x) et la musique du diable, Les Cahiers du Rock, Boulogne Billancourt, 2006.
LEBENS L., Les fans français de Rock’n’Roll : étude sociologique d’une passion musicale, Paris, Université Paris 5/Paris Descartes, 2008. ♥♥♥

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