Le salon du livre « des Livres et d’alerte » (« délivrez l’alerte », le jeu de mot est bien trouvé !), se tient depuis maintenant trois années à Paris. L’occasion de rencontrer des lanceurs d’alerte et d’assister à des débats intéressants. J’ai synthétisé celui portant sur le rapport entre les journalistes et les lanceurs d’alerte.
Compte-rendu des interventions de : Raymond Avrillier, Denis Boutelier (Cat et cie), Jean-François Julliard (Canard Enchaîné), Mathilde Mathieu (Médiapart).
MM : Le lanceur d’alerte est isolé, il a souvent collecté dans son coin des preuves. Au départ il ne sait souvent que faire. Les journalistes sont là pour recueillir ces données-là, les compléter, les confronter en faisant un travail de collecte beaucoup plus large afin de les authentifier. L’alerte est le point de départ. Le travail journalistique peut continuer des mois après la rencontre avec le lanceur d’alerte.
DB : Le citoyen engagé, va aller de l’avant, va pousser les portes, va vouloir que quelque chose se passe. Le journaliste n’a pas un engagement si ce n’est celui d’informer : il va appliquer sa curiosité, son scepticisme. Étant au sein d’une structure, il va en parler avec des rédacteurs en chef, d’autres journalistes… et chercher d’autres sources.
JFJ : La différence c’est la sécurité. Étant dans une structure (sauf pour les pigistes), la sécurité est présente, notamment celle de la protection des sources. Mais cette protection ne couvre pas la sécurité du lanceur d’alerte lui-même…
RA : L’intérêt pour le lanceur d’alerte est d’avoir confiance en un journaliste qui aura, lui, la possibilité d’user de la protection qu’il détient (soit le secret des sources).
MM : 90% de mes sources ne sont pas des lanceurs d’alerte (ex-femmes, concurrents politiques..) il est rare d’avoir comme source une personne dont la seule motivation est la dénonciation de problèmes éthiques. C’est encore plus rare qu’elle décide d’apparaître publiquement, dans un article ou en déposant plainte…
JFJ : Gabriel Aranda, conseiller technique de l’UDR, a vu passer les « grandes affaires » de la France qui se reconstruisait en ainsi l’éclosion de géants du BTP comme Bouygues. Il mettait toutes les « turpitudes » de côté dans le tiroir de son bureau. Un jour, il est venu nous voir… la pile de documents compromettants était tellement grande qu’il n’arrivait plus à fermer son tiroir. Il a accepté dès le début de donner son nom, il a pris le risque de casser sa carrière brillante de fonctionnaire. C’est l’indignation civique qui l’a fait réagir, il n’a plus joué le jeu qu’on lui a demandé de jouer. Par exemple, dans la station Val d’Isère, Bouygues a construit des chalets dans des couloirs d’avalanche…
DB : Le rapport entre le lanceur d’alerte et l’équipe de journalistes n’est pas forcement immédiat. Le journaliste cherche des éléments de preuve, des documents, des images démonstratives… Par exemple nous avons fait une enquête sur la sécurité à la SNCF pour savoir s’il y avait un danger à voyager sur les petites lignes. On a rapidement été contacté par des cheminots souhaitant rester anonymes, de peur d’être licenciés. Ils nous ont tout d’abord alerté sur l’état de délabrement des voies ferrées. Une relation s’est nouée de part et d’autre, ils ont fini par trouver des documents prouvant leurs dires et nous ont emmené filmer sur des voies ferrées, nous permettant d’avoir des images, ce qui était strictement interdit et très risqué pour eux. La direction a essayé de les identifier, sans réussir.
RA : Ce sont des fonctionnaires qui ont été cités, comme détenteurs d’informations qui sont utiles à la fonction de service public qu’ils remplissent. Ces personnes font un pas de côté alors qu’elles sont en plein dans le service public en saisissant des autorités de contrôle qui ne fonctionnent pas et donc en saisissant la dernière autorité de contrôle dans une République (« chose publique ») : la presse. Quand le Préfet chargé du contrôle de l’égalité ou l’inspection général des finances, les pseudos déontologues, la justice administrative, la cour des comptes ne remplissent pas leur mission… Il reste aux acteurs de la vie publique et privée à monter des éléments de preuve. Ils vont être soumis, et c’est quand même un triste Etat/état, à une instruction contradictoire par les journalistes pour faire en sorte que les affaires publiques deviennent… publiques.
JFJ : L’affaire Pénélope a été présentée comme un fantasme d’un complot politique et journalistique : le Canard aurait eu les informations depuis longtemps. La sortie aurait eu lieu pile pour démonter le candidat qui montait… Mais nous avons commencé par enquêter sur tous les candidats, Hamon mais aussi Marine Le Pen mais aussi Alain Juppé et Emmanuel Macron en novembre comme quelques autres journaux.
MM : Cette idée de complot est absurde, nous avons bien vu la progression de l’enquête. Le premier papier portait sur le fonctionnement de la société de conseil, ils ont cherché les clients… Le second portait sur le château, comment il a été financé etc. Le troisième, à partir de la déclaration d’intérêt public du député Fillon qui mentionnait Pénélope Fillon à la revue des Deux mondes. Ils ont tout simplement tiré le fil. Entendre François Fillon crier au complot me fait sourire, pour moi il s’est piégé tout seul. Idem pour l’Assemblée qui entretien cette opacité.
DB : Concernant l’interview de Pénélope passée dans Envoyé Spécial, l’équipe a recherché des images sur les antécédents de Pénélope à la télévision et est tombée la dessus… Cela a fait bouger le dossier…
JFF : … en le rendant plus vivant. Mais cela était déjà sorti dans un livre de Christine Kelly où Pénélope disait ne jamais avoir travaillé pour son mari. Les choses étaient écrites en toute lettre.
DB : Chaque média apporte quelque chose de différent. La télévision peut retourner l’opinion.
RA : Le système n’est pas un système d’un abuseur de biens sociaux mais un système corruptif dans lequel il y a des personnes qui sont corrompues et donc des corrupteurs. Passer de la mise en évidence de personnes qui abusent de leur fonction à des mises en causes de structures organisées en tant que grandes entreprises bénéficiant de marchés publics dans des conditions douteuses rend le travail et l’alerte beaucoup plus difficiles. Les personnes morales, que sont les grandes entreprises, ne sont pas forcément mises en cause et le travail d’alerte (ou de journalisme) est beaucoup plus compliqué car suppose avoir une ténacité et une longue durée que n’ont pas forcément les organes de presse.
La protection des lanceurs d’alerte est fondée au niveau de la cours européenne des droit de l’homme sur l’application de l’article 10 à savoir la liberté d’expression, d’informer et de s’informer. A charge pour la personne qui informe de subir les rigueurs de la loi en cas d’abus de ce droit (10.2). Êtes-vous favorable à un ordre des journalistes ?
MM : Chez Médiapart on n’y est pas favorable, on a déjà des règles déontologiques imposées, écrites. Quand on voit le système médiatique, économique… Nous sommes indépendants du pouvoir économique. Un ordre des journalistes serait le reflet des conviction des détenteurs de pouvoir. En somme, on nous expliquerait « jusqu’où on peut aller trop loin ». Par contre, les déclarations d’intérêt des journalistes peuvent être une bonne chose, ce n’est pas forcement simple, ça peut titiller, mais…